DE LA POUSSIÈRE ET DES HOMMES
L’évocation des Grandes Plaines d’Amérique du Nord fait surgir en nous des images d’Epinal influencées par les productions hollywoodiennes. À quoi avez vous pensé en lisant ces mots ? De vastes prairies parcourues par des bisons et des indiens ? De longues files de chariots transportant des pionniers en quête d’une terre nouvelle, ou un cow-boy solitaire bravant l’immensité avec son cheval pour seul compagnon ? Dans l’imaginaire collectif, ces paysages étroitement associés au mythe de l’Ouest Américain sont perçus comme des territoires sauvages ; lieux de tous les possibles et ouverts à toutes les ambitions. Plus généralement, les Grandes Plaines constituent, comme le dit le poète Walt Withman, « le paysage caractéristique de l’Amérique du Nord« .* Néanmoins, il manque à ces représentations un épisode souvent méconnu : le Dust Bowl., considérée comme l’une des plus graves catastrophes écologiques survenue dans le monde, à ce jour.
Dans The Dust Bowl, le réalisateur Ken Burns, bien connu du public américain pour ses films documentaires historiques, propose de découvrir cette histoire en quatre épisodes qui retracent la chronologie des événements, ainsi que leurs répercussions économiques, sociales et environnementales.



« Je suis un réalisateur de films historiques et je suis donc attiré par ce que le mot « histoire » signifie avant tout, c’est-à-dire « récit. »
Ken BURNS
De quoi parle-t-on ?
Le terme « Dust Bowl » – « bassin de poussière » – est au départ employé par un journaliste* pour désigner les comtés les plus sévèrement touchés par la sécheresse et dont l’épicentre se situe dans le No Man’s Land à la frontière de l’Oklahoma et du Texas. Très vite, ces deux mots sont repris pour parler de la catastrophe dans son ensemble. Entre 1930 et 1939, les Grandes Plaines d’Amérique du Nord sont frappées par des vagues successives de sécheresse qui mettent à mal les exploitations agricoles implantées sur ces territoires à l’origine recouverts de prairies. Dénués de couverture végétale par les labours, fragilisés par l’absence de pluie, les sols se transforment en déserts que balayent les vents qui soufflent en continu, créant de colossales tempêtes de poussière.

Le documentaire face aux critiques
Comme chacun sait, un film documentaire n’a pas la possibilité de traiter d’un sujet historique de façon aussi détaillée que pourrait l’être un article scientifique ou un livre – encore que les formats écrits ne sont pas toujours garants de qualité. Malgré tout, certains spécialistes du Dust Bowl reprochent au réalisateur de ne pas avoir suffisamment mis à profit le long format – plus de 8 heures de film – pour aborder le sujet avec la complexité qu’il aurait mérité, en ayant au contraire privilégié les effets sensationnels et dramatiques au détriment d’un discours nuancé.
Esthétisme et émotions
Il est vrai que Ken Burns excelle dans l’art de composer avec les sons et les images pour donner du rythme à son film. Les interviews des derniers témoins alternent avec des photographies d’époque, le tout ponctué de courtes interventions de journalistes et d’historiens venant enrichir la narration déroulée par la voix off. Si les avis divergent sur le traitement du contenu, tout le monde s’accorde à dire que le film est émotionnellement et esthétiquement réussi. Il faut reconnaître aux réalisations de Ken Burns cette capacité à susciter la curiosité. Mais une première approche émotionnelle, provenant de l’attrait que nous avons pour les histoires, n’empêche nullement d’aborder le sujet dans un second temps avec moins d’affects et plus de recul.
Quid des Sources utilisées ?
Les personnes interviewées, sur lesquelles s’ouvre le film et qui interviennent tout au long des quatre épisodes, étaient pour la plupart très jeunes quand s’est déroulé le Dust Bowl. Sans mettre en doute leur authenticité et leur sincérité, ces témoignages peuvent être déformés par leurs perceptions d’enfants et le poids des années qui les séparent à présent des événements.
« Nous devions aller voir s’il y avait suffisamment de personnes vivantes qui pourraient raconter notre histoire pour que cela vaille la peine de plonger profondément dans le Dust Bowl. Heureusement, nous avons pu trouver des personnes qui étaient enfants ou adolescents à l’époque, mais leurs souvenirs n’en sont pas moins fiables et puissants. »
Ken BURNS
En parallèles de ces interviews, le documentaire s’applique à présenter les faits à travers quelques autres récits, notamment celui de Caroline Henderson, propriétaire d’une petite exploitation agricole située dans l’épicentre du Dust Bowl, et qui eut la bonne idée de tenir un journal de sa vie quotidienne, apportant des détails précieux sur les difficultés rencontrées par les fermiers.
Du côté des images, il montre des photographies qui, lorsqu’elles ne proviennent pas des archives familiales des personnes interviewées, ont été dans leur vaste majorité réalisées par des employés de la Farm Security Administration, un organisme créé en 1937 par le ministère de l’agriculture pour venir en aide aux fermiers touchés par la Grande Dépression. Afin de susciter l’empathie du public et obtenir des dons, les photographes étaient explicitement encouragés à montrer les scènes les plus dramatiques, voire à créer des tableaux de toutes pièces. Aussi faut-il se garder de considérer ces clichés comme de véritables représentations du réel.

Une image typique de la représentation que l’on se fait du Dust Bowl.
Mais il s’agit de critiques habituelles pour un documentaire historique.
Le vrai point de discorde concerne les questions environnementales soulevées par le parti pris de la réalisation. Les spécialistes du sujet qui se montrent les plus sévères avec le film accusent Ken Burns de rejeter la responsabilité de la catastrophe sur les seuls fermiers blancs, en reléguant le rôle du climat au second plan. En effet, dans les Grandes Plaines les sécheresses surviennent tous les vingt ans environ , sautant parfois une génération, ce qui peut entraîner une « amnésie environnementale ». Des historiens prétendent que Ken Burns passe volontairement sous silence le précédent épisode de sécheresse qui eut lieu dans les années 1890. Doit-on y voir une preuve de mauvaise foi ? Cet épisode est bien est mentionné par la voix off dans les premières minutes du documentaire. Quant à l’accusation portée sur le réalisateur au sujet des fermiers, elle est exagérée. Le documentaire ne pointe pas du doigt les familles d’émigrants, mais explique en quoi ils furent les victimes des promoteurs peu scrupuleux qui profitèrent de leur méconnaissance du milieu pour leur vendre des terres non adaptées à l’agriculture.
En parlant de victimes, je ne peux conclure sans mentionner les grands oubliés de cette histoire : les peuples autochtones. Les historiens qui accusent Ken Burns de culpabiliser les fermiers blancs ne s’inquiètent pas du sort de ces derniers. Or, si les Grandes Plaines purent être divisées en parcelles et vendues à des familles d’émigrants, c’est avant tout parce qu’elles furent vidées de leurs premiers occupants : les bisons furent massacrés presque jusqu’au dernier, tandis que les autochtones se retrouvèrent parqués dans des réserves. Le documentaire traite rapidement du sujet dans le premier épisode, mais sans plus l’aborder par la suite. On aurait aimé en savoir plus comment leurs ancêtres ont vécu le Dust Bowl. Eux qui étaient les voisins des fermiers blancs, mais dans des conditions plus précaires encore. Sur ce sujet, le documentaire reste silencieux, et il n’est pas le seul. Quand il m’a pris l’envie de chercher à en savoir plus, je me suis heurtée à un vide. Peu d’études se sont à ce jour intéressées au point de vue des amérindiens .
Les « Indiens des plaines » furent associés, bien malgré eux, au mythe de la conquête de l’Ouest, mais les recherches sur le Dust Bowl ne se sont pas encore suffisamment penchées sur leur version de l’histoire.
The Three Chiefs – Piegan, été 1900. Edward CURTIS

Voir le documentaire
La suite :
Mordre la poussière (Ep. 2)
Les moissons du vent (Ep. 3)
Les increvables (Ep. 4)