
Cette petite phrase, « Nous ne faisons pas de jardinage ! », date de 1992, alors que j’étais tout jeune paysagiste. Mon interlocuteur, un ingénieur routier, voulait me signifier qu’il ne pourrait rien garder des arbres anciens et des particularités du terrain que j’avais relevés soigneusement et que je lui demandais de conserver. Cela résumait parfaitement le grand écart de nos modes de pensée et façons de faire. On pourrait penser que la puissance des moyens mécaniques expliquait sa position, car pelles et bulldozers soulèvent des montagnes ! Mais j’ai constaté plus tard que de bons chauffeurs font un travail d’orfèvre pour peu qu’on leur demande. À sa façon de le dire, je sentais que c’était plutôt de l’ordre du credo : pour lui, aménager, c’était faire table rase du passé et faire du neuf à partir de rien ; pour moi, c’était au contraire s’appuyer au maximum sur l’existant, conserver ce qui a de la valeur et en développer les possibilités. J’ai du néanmoins me résoudre alors à revenir, une fois le site « nettoyé » et aplani, pour replanter de jeunes pins là où ceux de plus de vingt ans avaient été arrachés. L’ironie de la chose, c’est qu’il avait très bien compris ce qu’était le « jardinage » !
* L’image ci-dessus est une évocation des travaux routiers en général ; mon histoire se déroulait en Auvergne, et dans cet exemple alsacien les arbres anciens ont été conservés.
C’est quoi, le « jardinage » ?
Jean-Marc Besse le considère comme un bon modèle du « faire » à l’ère de l’anthropocène :
Faire, c’est précisément ne pas considérer la matière comme inerte, ne pas considérer le paysage comme une table rase, c’est au contraire reconnaître les mouvements et les dynamiques à l’oeuvre dans la matière même du paysage. (…) Et de ce point de vue-là, il n’est pas impossible de prendre comme modèle du faire – et c’est une proposition que je défends volontiers – le « jardinage ».
Jean-Marc Besse, Lille, 9 janvier 2023
Citation extraite de : L’oubli du paysage, conférence donnée dans le cadre du séminaire Landscape, Université de Lille.
Pour Jean-Marc Besse, cette manière de penser et d’agir dépasse bien entendu très largement le cadre usuel du terme. Le « jardinage », cette façon de penser l’aménagement dont il parle – reprenant les idées de l’anthropologue Tim Ingold dans son livre « Faire » – implique attention, soin, constance, retour, action indirecte… Pour lui, c’est « un modèle possible de formes d’action différentes vis-à-vis de la nature et de la Terre, qui reconnaît au fond une certaine forme de dynamisme à la matière. »
Pour nous, ce qui caractérise le jardinier c’est son humilité face à la complexité des choses de la nature. Le jardinier préfère aller lentement et prendre le temps d’observer comment la nature réagit. C’est un expérimentateur patient qui n’aime pas bouleverser les choses. Il est, aussi, très économe de ses moyens. Il sait qu’il peut tirer parti des dynamiques naturelles, à condition de savoir regarder et d’intervenir au bon moment. La plupart du temps, il le fait pour les orienter juste légèrement. Cela demande effectivement une présence et une attention de tous les instants. Cela demande aussi d’avoir une connaissance des expériences passées, de la succession des choses à un endroit donné, et de tout un tas de petits détails qui ne s’offrent qu’à l’observation attentive et prolongée.
André, agriculteur de ma famille maternelle, dans le Berry (Cher), était l’un de ces « jardiniers » ayant une connaissance très fine de son environnement, qu’il observait continuellement depuis très longtemps. Cela explique probablement son opposition à la suppression des haies lors du remembrement à la fin des années 1960. Et sa capacité à prédire que la ferme serait inondée, si on le faisait. Ce qui n’était jamais arrivé s’est produit peu après, puis à plusieurs reprise dans le bassin versant, entre 1980 et 2010, avec des niveaux de gravité toujours plus grands : des inondations, des coulées de boues, des ponts emportés… On a fait des enrochements et des travaux de protection, jusqu’à la réalisation, en 2013, d’un plan d’exposition aux risques naturels – ruissellement et ravinement, inondations et coulées de boues – par le bureau d’études Alp Géorisques.
En 1970, André expliquait aussi aux jeunes assez incrédules, agriculteurs et chasseurs, le lien, pour lui évident, entre les transformations récentes des pratiques et du paysage agricole, et la raréfaction du petit gibier.